Les contes de la Bibliothèque Incendiée
ISBN :
979-10-359-0563-7
D'un désert égyptien aux fjords venteux des Vikings, d'un château médiéval au saloon torride d'un western, d'un lac souterrain à un boisé de bambous tacheté de gouttelettes du soleil, la Bibliothèque Incendiée présente des aventures extraordinaires, où les jeunes héros affrontent courageusement des créatures monstrueuses, des injustices, leurs familles parfois, leurs peurs, leurs destinées. Ces contes, tantôt amusants, tantôt terrifiants, peignent des personnages profonds, des émotions brûlantes et traitent de l'amitié, la fraternité, la frustration, l'amour, la jalousie?
La Bibliothèque Incendiée est une série de romans courts - entre 4 et 10 chapitres - qui emportent les lecteurs dans des aventures palpitantes. Pour un lectorat de 9 ans et plus.
Le livre papier contient tous les contes, alors que les ebooks des contes sont vendus séparément.
Liste des contes de la Bibliothèque Incendiée
Extrait - Les contes de la Bibliothèque Incendiée
Extrait - Aerik l'Auroch
— Attends un peu, fit mon père me rattrapant. Que tu sois mon fils ou non, ne change rien au fait que, seuls les hommes peuvent participer au voyage des Vikings.
— Et alors ? répondis-je, je suis un homme.
— Pas encore, tu n’es qu’un garçon pour l’instant. Il faut que tu aies ton rite de passage à l’âge adulte d’abord.
— Mais c’est vers seize ans que les garçons passent ce rituel. Je n’en ai que treize.
— Eh bien, tu devras le passer d’ici trois jours. Pas de rite de passage, pas d’expédition en navire.
— Et ça consiste en quoi, le rite de passage ? demandai-je.
— Et bien, tu devras…
Là-dessus, mon père hésita un instant et jeta un œil vers Fromund, qui ne bougeait déjà plus.
— La coutume veut, poursuivit-il, que l’homme en devenir se munisse d’une lance et aille chasser un auroch. Seul.
Ce fut comme un coup de massue, comme s’enfoncer la tête dans un casque trop petit, comme manquer de souffle sous l’eau. Les aurochs, bêtes énormes, armées de gigantesques cornes, sont particulièrement hostiles aux humains. Plus gros qu’un taureau. Plus agressifs qu’un loup. Ils sont le symbole de la virilité. Je ne pouvais pas me mesurer à eux. Ce n’était pas possible.
Je me tournai vers Fromund, qui venait d’en affronter un. Il gisait, Meldun à ses côtés, contusionné, lacéré, dépecé comme un simple morceau de viande. Il fit un dernier mouvement en s’écriant : « Bersek ! », puis il retomba, mort.
Extrait - À la recherche du Sultan Insultant
Il y a très longtemps, entre le Tigre et l’Euphrate, régnait le sultan El Aikfah-Ouardabeh B’heibeitnikh Latishmah, premier du nom. Mais avec un nom si compliqué, personne ne l’appelait ainsi. En vérité, en sa présence, on disait « Votre Magnificence », ou « Votre Suprême Altesse », mais en son absence, on disait qu’il était le Sultan Insultant.
On l’avait affublé de ce sobriquet à cause de sa manie de dire des choses blessantes sans même s’en rendre compte. Par exemple, lors de la visite de Vladimir le Vizir, le sultan lui dit : « Mais… votre femme n’est pas aussi laide qu’on le dit ! » Ou encore, lorsqu’il rendit visite au Roi Godefroy, il s’exclama en ces termes : « Mon cher ami, vous n’avez pas changé d’un poil ! Vous en avez toujours autant qui vous sortent du nez et des oreilles ».
Le Sultan Insultant avait deux enfants : un fils de dix-sept ans, Tarek, et une fille de quatorze ans, Salima. Leur mère était morte depuis quelques années. Les enfants avaient grandi dans la grande cité du sultanat, juchée sur une colline. Du côté du soleil levant, la route montait vers les énormes portes qui s’ouvraient sur les dédales de ruelles. Du côté du soleil couchant poussait une végétation épineuse et inhospitalière. Une rivière tranquille contournait la colline par le nord. Les murs de pierre blanche de la ville étaient percés de fenêtres sur lesquelles les habitants accrochaient des cages à oiseaux magnifiquement travaillées. Ainsi, où que l’on fût, on pouvait les entendre chanter.
Tarek avait les cheveux marron et aimait monter à cheval avec sa tunique rouge et noire. Salima avait de longs cheveux noirs et adorait écouter les légendes que les vieux lui contaient. Ils passaient presque tout leur temps ensemble, et pourtant, ils ne cessaient de se disputer.
— Face-de-cochon, ça, c’est ma place !
— Tais-toi ou je te tire les cheveux.
— Essaye un peu pour voir ; et pousse-toi, c’est ma place.
— Eh ! Pourquoi tu me pousses ? J’étais là avant toi, face-de-rat.
— C’est toi la face-de-rat.
— Aïe, lâche-moi les cheveux ou je le dis à Papa. Aïe ! Papaaaaa !
— Chut, idiote.
— Alors, pousse-toi…
Il n’y avait rien à faire pour les séparer ou les empêcher de se chamailler. Par contre, on ne les voyait jamais en présence de leur père. Ils détestaient se trouver devant lui, car il avait toujours des mots blessants à leur servir. « Mais comment ! mon garçon, tu es toujours aussi maigre ? Tu ne seras donc jamais un homme ! », lançait le sultan à son fils. « Salima, pour une fille, tu n’es pas si stupide », s’était-il exclamé, alors que le précepteur de sa fille venait de louanger les mérites de sa pupille.
Extrait - La barbare
Un jour, Dioscore appela sa fille dans son bureau, une pièce petite, mais belle, où la fenêtre permettait au soleil de venir éclabousser de couleurs les tapis et les meubles de bois travaillé.
— J’ai une heureuse nouvelle pour toi, lui annonça-t-il, tu vas te marier.
Sa fille ne répondit rien, ses jambes devinrent molles, sa gorge s’assécha, son poing se serra.
— Avec le Cheikh Al-Barib…
— Je ne veux pas ! hurla-t-elle tout d’un coup.
Cet élan de colère surprit Dioscore, mais il resta très calme.
— Tu feras ce que je te dicterai.
— Non.
— Il est riche, continua Dioscore.
— Il est laid, répliqua sèchement sa fille.
— Il est puissant, répondit le père.
— Il est vieux, claqua la fille.
— Pas plus vieux que moi. Je ne veux plus en entendre parler. De toute façon, l’affaire est conclue.
— Je ne veux pas, je ne peux pas. J’en aime un autre. Il n’y a que lui. C’est lui que j’épouserai, non pas un vieux vicieux.
— Comment ? fit Dioscore avec l’intensité d’un serpent prêt à mordre. Tu aimes ? Qui est-ce ? Qu’as-tu fait avec lui ?
Il la saisit par les épaules.
— Qu’as-tu fait avec lui ? Réponds-moi !
— Que veux-tu dire ? bredouilla la fille impressionnée, nous… nous passons notre temps ensemble. Nous dessinons dans le sable, nous attrapons des criquets pour attirer des lézards, nous dévalons la grande butte à la course. Rien de mal, père, rien de mal. Mais je l’aime, lâche-moi.
Dioscore se ressaisit, lâcha sa fille et alla près de la fenêtre.
— Qui est-ce ? demanda-t-il encore.
— Tu ne le connais pas. C’est un garçon de la cité. Un chrétien.
Dioscore pouffa de rire.
— C’est complètement ridicule, s’exclama-t-il. Un chrétien ! Pourquoi pas un babouin ?
Ce fut comme une insulte pour la jeune fille. Cracher sur les chrétiens, c’était cracher sur son amour, sur elle-même.
— Les chrétiens sont pauvres, renchérit Dioscore.
— Je suis chrétienne moi aussi, lança la jeune fille, froide de rage.
La gifle de Dioscore partit d’un coup, avec tant de force qu’elle projeta la jeune fille à terre.
— Quand t’es-tu fait baptiser ? demanda le père.
— Je ne me suis pas fait baptiser.
— Alors tu n’es pas chrétienne, idiote.
— Je le serai dès que je sortirai d’ici.
— Dans ce cas, tu ne sortiras plus. Dès à présent, ta chambre sera la plus haute salle de la tour, il te sera interdit d’en sortir. Tu n’en sortiras que pour te marier avec le Cheikh Al-Barib. Ensuite, ce sera à lui de t’enfermer.
Extrait - Le Prince-Araignée
Saviez-vous qu’il y a très longtemps, toutes les araignées vivaient ensemble dans un vaste royaume gouverné par le Roi-Araignée ? La lignée de ce roi était tellement longue, qu’aucune de ces bêtes ne connaissait le fondateur de la dynastie. Lorsqu’un roi mourait, ce n’était pas l’aîné de sa progéniture qui héritait du titre, mais bien le dernier-né.
Il se trouva un jour que le Roi-Araignée mourut, on alla donc s’enquérir de l’éclosion imminente des derniers œufs fécondés par le défunt. Lorsque tous eurent éclos sauf un, on mit l’œuf dans un filet de toile brillante et on le plaça sur le trône. Cette araignée-là naîtrait pour régner sur le royaume Arachnide. Des araignées veillaient en permanence l’œuf et deux rangées de gardes à l’affût s’étendaient devant le trône. Une musique solennelle était jouée et personne n’avait le droit de toucher l’œuf.
L’œuf mis beaucoup de temps avant d’éclore. Des rumeurs commençaient même à circuler au sujet de la viabilité de cet œuf. Mais un jour, l’œuf finit par éclore enfin. On confia l’éducation du petit Prince-Araignée à un précepteur austère et rigoureux. Le Prince n’était pas très doué pour tisser, cependant il était très curieux :
— Pourquoi dois-je apprendre à tisser ? demanda-t-il au précepteur.
— Parce que c’est ce que font les araignées, mon prince. Nous tissons pour attraper nos proies.
— Que faisons-nous avec nos proies ? Est-ce que tous les animaux tissent des toiles ? Et pourquoi m’appelles-tu prince, ne suis-je pas encore le roi ?
— Pas encore, tu dois d’abord fabriquer ta toile maîtresse et attraper ta première proie. Mais tu poses trop de questions. Allez, au travail ! Tu dois te pratiquer encore, ton tissage laisse à désirer.
Le prince était un tellement piètre tisserand que le précepteur s’inquiétait.
— Non, non, et non ! fit-il en examinant les nœuds de son apprenti. C’est lâche et irrégulier, non seulement indigne d’un monarque, mais une honte à la nation toute entière.
Le prince aurait préféré rêvasser sur une feuille ou poser d’autres questions à son précepteur, mais il ne voulait pas faire honte à la nation, il passa donc tout son temps à travailler, pratiquer et répéter. Il devait vérifier deux ou trois fois tous ses nœuds, ses fils, ses ancrages et les refaire encore et encore, jusqu’à ce que son travail soit impeccable. Cela lui prenait un temps formidable, mais c’était la seule manière d’y parvenir.
Le Prince-Araignée ne se sentait pas né pour ce travail. Combien de fois au beau milieu de la nuit, alors qu’il travaillait encore, s’était-il surpris à contempler les étoiles, la forme saugrenue d’une branche ou la chute délicate d’une feuille ? Il se ressaisissait alors et redoublait d’efforts pour être à la hauteur de sa position.
Cependant depuis quelque temps, lorsqu’il levait la tête, il voyait la plus belle de toutes ces délicieuses visions. Un papillon svelte, gai, brillant, coloré et agile, virevoltait tranquillement un peu plus loin auprès des fleurs. Le prince, qui ne voyait habituellement que des araignées sombres et tordues, était fasciné par cette merveilleuse créature. Comment toute la beauté du monde pouvait-elle se résumer ainsi en un seul être ? Et le prince alors ne rêva plus que du magnifique papillon, jour et nuit, et ce rêve lui donna le courage et l’inspiration pour finir sa toile.
Extrait - La fille de la nourrice
Il y a très longtemps, une reine mit au monde une fille pendant que son mari le roi était parti à la chasse. La reine ne survécut pas à l’accouchement. On plaça le nouveau-né sur le sein de la nourrice qui venait également d’avoir une fille. Cette dernière dormait paisiblement dans son berceau, tandis que la princesse était bien au chaud contre la nourrice, lorsque le roi entra précipitamment.
— Je viens d’apprendre la nouvelle, souffla-t-il. J’ai accouru au plus vite. La reine, ma femme... quel drame ! Au moins, j’ai le plus grand réconfort.
Et il prit dans ses bras le nourrisson dans le berceau. Il souleva la fille de la nourrice et dit :
— Ma fille, ma princesse !
La nourrice écarquilla les yeux, mais resta figée. Devait-elle interrompre le monarque ? Comment dire à son roi qu’il se fourvoie ? Le roi reposa la fillette et s’en fut. Il était trop tard pour réparer la méprise. C’est ainsi que la fille de la nourrice devint princesse à la place de la fille du roi. Sur ce sujet, la nourrice ne souffla mot à personne.
Les années passèrent et les filles grandirent. Manon, la fille de la nourrice, fut éduquée comme il sied à une princesse : elle apprit à lire, à faire la révérence et à obéir. Sylvie, elle, fut élevée comme toute jeune servante dans un palais : elle apprit la débrouillardise. Elle connaissait le palais comme le fond de sa poche. Et elle aidait, tantôt le cuisinier pour avoir une tartelette, tantôt la mercière pour avoir un ruban à se mettre dans les cheveux et même le palefrenier, pour pouvoir caresser les chevaux. Les deux fillettes grandirent ensemble et devinrent très proches. À vrai dire, elles étaient pratiquement toujours ensemble. Les rares exceptions furent lors des leçons de la princesse, lorsque Sylvie devait ranger les affaires de la princesse, lors des repas, que Sylvie prenait en bas aux cuisines et la nuit, que Sylvie passait dans une toute petite pièce, où elle logeait avec la nourrice.
Sylvie devint la femme de chambre de Manon. Elle lui préparait ses robes, l’aidait à se vêtir et la préparait pour le coucher. Elles se disaient tout, lors de ces moments où elles devenaient de plus en plus intimes. C’est ainsi que, lorsqu’elle et la princesse avaient quinze ans, Sylvie apprit qu’un prince allait bientôt venir au château.
— C’est que... vois-tu, confia Manon assise à sa coiffeuse, mon père le roi est malade.
— Comment ? s’écria Sylvie en cessant de lui brosser les cheveux, c’est affreux !
— Oh non, pas affreux du tout. Je me passerais bien de tous ses ordres : « Va saluer le duc de Ceci », fit Manon en imitant l’intonation du roi, « Mémorise bien l’histoire de notre royaume, ma fille », « Et va converser avec la comtesse de Cela. » Je n’en peux plus, il ne me laisse jamais tranquille.
Extrait - Le jeune homme ensommeillé
Il y a bien longtemps, on pouvait se rendre sur la rue Dei Velluttini à Florence et y trouver la magnifique boutique de Vittorio Della Stapardina. Cette mercerie offrait les plus beaux tissus que l’on trouvait en Europe. Vittorio était lui-même le fils d’un célèbre marchand de masques et costumes. Il habitait un superbe hôtel particulier, à deux pas d’une place publique au cœur de la ville, avec sa femme Domenica et son unique fils Lorenzo.
Vittorio s’assura que Lorenzo soit vêtu des habits les plus luxueux, qu’il mange les mets les plus rares et qu’il ait une éducation impeccable.
— Un jour, mon fils, tu deviendras marchand à ton tour. Et tu seras riche. Et tellement connu, que les Médicis te prendront comme ambassadeur et tu parcourras toute l’Europe.
Ça lui disait bien au jeune Lorenzo de parcourir le monde, de voyager de ville en ville, de voir d’autres pays. Quant à la richesse, il ne savait trop ce que cela voulait dire, car il n’avait jamais manqué de rien.
Les Della Stapardina eurent recours aux services du fameux précepteur Dolta pour faire l’éducation de Lorenzo. Il apprenait les sciences, les langues, les arts et même des rudiments d’escrime. Lorenzo était un élève doué qui faisait la fierté de ses parents.
Un jour cependant, Lorenzo devait avoir onze ou douze ans, la famille Della Stapardina dut faire un voyage à une station balnéaire de la côte, car le rhume que Domenica avait contracté cet hiver s’obstinait à la faire tousser. Lorenzo, lui, n’avait que faire des bains et de la mer, il préférait plutôt gambader au hasard des rues, dans le petit village adjacent. Il vit alors, à l’ombre d’une maison qui semblait abandonnée, un puits. Ce n’était pas plus qu’un trou au sol, dallé de grosses pierres plates et flanqué d’un seau noué à une corde. Il avait semblé à Lorenzo avoir vu une lueur miroitante qui venait du puits. Il se mit à plat ventre et passa sa tête au-dessus du trou.
Tout était noir à l’intérieur. « Oho ! » cria-t-il. La réverbération de sa voix sur les pierres lui assourdit les oreilles. Il se hissa un peu plus loin, la fraîcheur du puits sur son visage avait quelque chose d’apaisant. C’est alors qu’il crut voir quelque chose. Ah non, c’était un reflet. Lorenzo voulut se retirer, mais les pierres étaient soudain moites. Il parvint à se hisser, mais sa main glissa et il tomba, tête la première, dans le puits.
L’eau glacée le saisit, ses mains tentèrent d’agripper la paroi, mais il n’avait pas de prise et il lui sembla se débattre dans l’eau visqueuse, la tête en bas, pendant une éternité. Il sentit alors quelque chose qui le touchait, qui le frottait, qui l’entourait, qui lui enserrait les bras et les jambes. Ça ne devait être que des algues et pourtant, il semblait à Lorenzo qu’elles étaient chaudes comme la chair et qu’elles s’agrippaient à lui, comme les bras maigres des mendiants. Il avait toujours la tête en bas et ne pouvait pas respirer, mais plus il se débattait, plus les algues le serraient fort. Alors, Lorenzo se laissa aller, il détendit ses muscles et se laissa toucher par ces membres aquatiques. Ces derniers se relâchèrent également et se mirent à caresser le jeune homme. En quelques instants, elles lui remirent la tête en haut et le portèrent jusqu’à la surface de l’eau. Le jeune homme prit une immense goulée d’air à l’instant où sa tête passait la surface de l’eau.
Il ne fut trouvé que des heures plus tard. Sa mère le tenait dans ses bras, Lorenzo tremblait encore, les lèvres bleues, les yeux mi-clos. Ses lèvres semblaient toujours appeler « À l’aide ! À l’aide ! » Et puis le garçon s’endormit.
Extrait - Quinze dollars pour un revolver
Il faisait très chaud. Autant à l’extérieur qu’à l’intérieur de la petite boutique dans laquelle Pat venait d’entrer. Le soleil de midi plombait au travers de la vitre, sur l’homme, derrière le comptoir. Son regard se perdait de l’autre côté de la rue. Que regardait-il ? se demanda Pat. Certainement pas le bureau de tabac ni le télégraphe. Il parierait que c’était le saloon que le vendeur regardait.
— Hello, fit Pat.
Le vendeur se retourna en sursaut. Il regarda son client et vit un adolescent aux grands bras qui avait tenté de se raser ce matin, mais avait omis quelques touffes et s’était coupé à plusieurs reprises. Bottes de cowboy de mauvaise qualité, pantalon beige et chemise rouge trop grande pour lui. Et il souriait à belles dents.
— Que j’peux faire pour toi, mon garçon ?
— C’est pour acheter un revolver. Un Colt Frontier Six-Shooter. Il coûte quinze dollars. Et je les ai, fit fièrement le jeune homme.
— On t’a mal renseigné, je vends le Colt Frontier à vingt dollars.
Pat perdit son sourire sur le coup.
— Mais je… on m’a dit que…
— C’est pas grave ! Si t’as quinze dollars, j’ai un Smith & Wesson Model 3, calibre 44…
— Non ! C’est le Colt qu’il me faut. Je pourrai pas autrement.
Le vendeur regarda son client avec un demi-sourire.
— Tu pourras pas quoi ? Pourquoi te faut-il ce revolver plutôt qu’un autre ?
— None of your business ! répondit le jeune homme.
— Tu veux pas le dire ? Très bien, alors le prix reste à vingt dollars. Reviens quand tu les auras.
— Okay, c’est bon, je vais te l’dire. Mais tu dois promettre de rien dire à personne, jamais. Entendu l’ami ?
— C’est bon, j’dirai rien à personne. Raconte-moi c’que tu vas faire avec c’te flingue. Et d’abord, c’est quoi ton nom ?
— J’m’appelle Patrick O’Donnell. J’ai pas d’mère et j’ai pas d’père depuis plus de dix ans. Je m’souviens de la mort de maman. J’étais tout petit, le soleil se couchait à l’horizon, un homme est arrivé à la maison. Il était très bien habillé et avait une belle moustache lustrée. Il est entré avec papa. Je suis resté sur le porche avec maman. Au bout d’un moment, les voix se sont élevées à l’intérieur et ils ont commencé à se battre. Maman est rentrée pour les séparer, lorsqu’un coup de feu est parti. J’ai regardé à l’intérieur, maman gisait par terre, les deux hommes la regardaient, effarés. L’inconnu avait encore son arme fumante à la main. « Oh non ! », qu’il fit en s’agenouillant près de maman. Papa en a profité pour pointer son revolver vers l’étranger. « Tu vas me le payer. » qu’il a dit, avant de tirer. L’homme est tombé sur maman, leurs sangs s’écoulaient ensemble sur le plancher, un peu comme le soleil qui saignait dans le ciel.
Le procès de mon père a eu lieu quelque temps après. Il y avait cinq jurés. « Coupable », ils ont déclaré. À l’unanimité. Les salopards ! Mon père n’a fait que se défendre. Ils l’ont pendu haut et court. Je suis orphelin depuis ce jour. Mais je suis aussi un homme depuis ce jour. Parce que j’ai un but, un seul : me venger. J’ai passé les dernières années à travailler pour survivre. Et j’ai économisé pour m’acheter un Colt Frontier Six-Shooter. Le même que mon père. Comme ça, ma vengeance sera forte, tu vois ? Il me faut la même arme pour venger la mort de mon père.
Le jeune homme, en nage, les yeux rivés sur son interlocuteur, tenait le comptoir de ses mains crispées, comme s’il retenait la colère qui bouillait en lui depuis des années.
Extrait - Le crime d'Ahmosès
Pharaon attendait son neveu sur son grand balcon qui donnait sur la ville du Caire. La vue de la cité en ce plein après-midi de chaleur torride le rendait irritable.
— Je ne suis pas fait pour la chaleur de la ville, se dit-il, je préférerais mille fois être dans la fraîcheur de la vallée. Et pourtant, il ne portait qu’une tunique légère de lin blanc parfumée de menthe, quelques colliers d’or et sa bague de saphir. — Te voilà, Ahmosès, ce n’est pas trop tôt, s’exclama Pharaon lorsqu’un jeune homme apparut. — J’ai accouru dès réception de votre message, Votre Altesse Royale. L’homme qui s’agenouillait devant Pharaon avait à peine une vingtaine d’années. Son visage ne possédait pas la carrure d’un homme mûr, mais on pouvait y percevoir la force de caractère et la détermination. Il avait les yeux et la peau sombres. Sa tenue sobre ne révélait son haut rang que par le collier de la lignée royale que le jeune homme portait dignement. — Relève-toi. Tu sais bien que je tolère ces protocoles lors d’événements mondains, mais en privé, je n’aime pas que l’on me baise les mains et les pieds. Ce n’est pas compliqué : je n’aime pas que l’on me touche. — En quoi puis-je vous servir, mon seigneur Pharaon ? — Oui, venons-en à ce pour quoi je t’ai fait mander. Pharaon fit quelques pas pour atteindre le balcon qui dominait la ville. Puis il reprit : — Tu sais que nous avons beaucoup d’esclaves, nous égyptiens. Ces esclaves forment l’un des moteurs de notre imposante économie et de notre rayonnement. Ils bâtissent nos cités, nos temples et nos monuments. Ils sèment et récoltent notre grain ; ils font paître nos chèvres et nos moutons. Nous avons des esclaves nubiens, éthiopiens, syriens, libyens, cananéens et combien d’autres encore ? Ils forment tous d’excellents esclaves. Ils travaillent dur, si on les fouette durement. Tous, sauf un groupe : les samétriens. Ce peuple-là refuse la servitude. Enfin, tout cela ne serait pas embêtant, s’ils n’attendaient de leur dieu d’être libérés. Bon sang, Ahmosès ! les autres esclaves, eux, rêvent de liberté, mais ils savent bien que ce n’est qu’un fantasme. Les samétriens, eux, attendent un sauveur ! Un vrai, que leur dieu leur enverrait. Et ils y croient si bien qu’ils voient partout des signes de son arrivée imminente : dans les étoiles, les grenouilles, les vents forts et je ne sais quoi encore. Je ne m’inquiétais d’abord pas de leurs faux espoirs, jusqu’à récemment. D’abord, la lune est passée du blanc à l’ocre, il y a quelques jours. Ils y ont vu l’avènement de leur libérateur, alors ils fomentaient, ils trépignaient, ils ne tenaient plus en place. Nos gardiens ont eu beaucoup de mal à leur serrer la bride. Ensuite, j’ai moi-même fait un songe d’une clarté étonnante. Je me trouvais sur le bord du Nil avec mes habits d’apparat, lorsque le niveau de l’eau se mit à baisser rapidement. Je m’avançai sur le sable encore humide et plus j’avançais, plus le niveau de l’eau diminuait. Je m’avançais encore et encore, l’eau fuyait je ne sais où. Je descendis dans le lit du Nil, jusqu’à ce qu’il n’y ait plus une goutte d’eau. Alors, au fond, sur le sable sec, j’avais pris la forme d’un crocodile mort. J’ai fait interpréter mon songe par mes astrologues et ils y voient tous un mauvais présage. Cette eau, c’est la force de l’Égypte. C’est, j’en suis sûr, l’esclavage sur lequel nous comptons. Si elle fuit, nous ne sommes plus rien. Nul esclave ne doit croire à sa libération, m’entends-tu ? Samétrien ou non. Je veux débusquer ce prétendu sauveur, Ahmosès, et donner sa mort en exemple. Tu vas donc le trouver et me le rapporter. — Mais, n’avez-vous pas vos espions pour ce genre de travail ? — Ils n’ont rien trouvé. Tous des incompétents. Toi, tu connais la langue samétrienne et ton accent est, m’a-t-on dit, impeccable. Et tu n’as peur de rien. Tu devras te faire passer pour l’un des leurs. Tu deviendras esclave jusqu’à ce que tu trouves ce fauteur de trouble. — Et… si je ne le trouve pas ? — Alors tu resteras esclave toute ta vie ! Est-ce clair ? D’ailleurs, dès à présent, je te retire tes prérogatives royales. Ôte ton collier et donne-le-moi. Maintenant, va chez les samétriens et trouve leur libérateur.Extrait - La bête du Vanagué
Dimanche, quinze mai, de l’an mil sept cent soixante-huit, village de Saint-Mourd, comté du Vanagué.
Je viens d’arriver au village, petite bourgade entourée de boisés à l’est et au nord, de champs et de pâturages au sud et à l’ouest. Le village est assis sur la rive ouest d’une petite rivière calme. À mon approche, j’ai aperçu les restes noirs d’une grange qui avait brûlé il y a quelque temps. Les villageois m’ont fait bon accueil. Le maire, Adrien Legraîfé, un homme d’âge mûr à la barbe poivre et sel qui semble tenir à son image, m’a accueilli presque en sauveur. Nous n’avons pas encore parlé de cette affaire, je commencerai mon enquête demain. Je suis logé dans l’unique auberge du village. Quoique bien entretenue, l’étroitesse de ma chambre n’invite pas à un long séjour. Dès que j’aurai jeté toute la lumière sur ce mystère, je retournerai faire mon rapport au roi.
Que sais-je déjà de cette affaire ? Une bête terrorise les habitants du village de Saint-Mourd. Ils n’ont pu se débarrasser de l’animal. Le comte du Vanagué a dépêché son veneur qui n’a su pister la bête. Le roi s’en est mêlé et a envoyé son porte-arquebuse qui a abattu un gros loup et a prétendu l’avoir vaincue. Mais le monstre a réapparu. Le roi m’a alors confié l’affaire. Je dois traquer cet animal et débarrasser le monde de cette créature.
Lundi seize mai
J’ai passé la journée avec le maire de Saint-Mourd. Il m’a fait faire le tour du village en me montrant les lieux des différentes attaques. Par endroit, le sol meuble a gardé l’empreinte de l’animal, mais je doute de l’authenticité de ces traces. Il aurait fallu que cet animal, dont les pattes s’apparenteraient à celle du loup, ait à peu près le poids d’un taureau et en ait presque la taille. Je connais bien le règne animal, une telle créature n’existe pas.
— Je vous en prie, lui dis-je, commencez par la première attaque. Et racontez-moi en détail la chronologie des événements.
— Et bien voyons voir, dit-il en se caressant la barbe. Cela fait déjà plus d’un an, ce devait être en plein hiver… non, c’était plutôt à l’automne mil sept cent soixante-six. La bête a attaqué trois personnes. Hugues Lange, un fermier, Armande, la femme du boucher, et Sophie la femme du charpentier. La bête leur est apparue, ils se sont sauvés à la course, mais l’animal a rattrapé Armande. Je suppose qu’elle courait moins vite que les autres. La pauvre ! Il faut dire qu’elle avait quelques livres en trop. Quelle horreur, elle a été déchiquetée.
— Où est-ce que cela s’est passé ?
— On a retrouvé la dépouille d’Armande sur le sentier du Gué-aux-pins, juste au nord de la ville.
— Derrière la grange qui a pris feu ?
— Oui, voilà.
— Quelle heure était-il ?
— Vêpres.
— Qui a découvert le corps ?
— Lucienne. Elle est arrivée en courant sur la place où tout le monde était réuni autour de Hugues et Sophie, à tenter de comprendre ce qu’ils disaient. Elle a crié au loup et qu’Armande s’était fait attaquer.
Nous avons accouru avec nos fourches vers là où Lucienne nous guidait, et nous avons tous vu le corps déchiqueté d’Armande. Ses entrailles étirées jusqu’aux branches des arbres, la mâchoire arrachée, des lambeaux de peau éparpillés par-ci par-là. Horrible, épouvantable !
— Qui est Lucienne ?
— Une femme.
— L’épouse de qui ?
— Elle n’est pas mariée.
— Ah, une jeune fille.
— Pas vraiment, non.
— Que s’est-il passé ensuite ?
— Tout le monde crut à une attaque de loup. Bien que Sophie et Hugues nous disaient que ce n’en était pas un, personne ne voulait croire à la description qu’ils en faisaient.
— Et quelle était cette description ?
— Une bête sauvage, féroce, immense, puissante : le démon.
— Quatre pattes ou deux pattes ?
— Quatre
— Des ailes ?
— Non.
— Des plumes ?
— Non plus.
— Du poil ?
— Oui.
— Noir, marron et gris ?
— Non ! Noir, tout noir, épais et luisant.
— Un museau de chien ou de loup ?
— Non, pas un museau. Un visage !
— Un visage ?
— Oui, un visage bestial.
Extrait - Les deux malédictions
Cela faisait deux jours que j’étais ligoté aux pieds et aux poignets. Je ne pouvais faire que des petits pas sur le sentier exigu, mais les chasseurs de primes qui m’avaient capturé en faisaient fi. Si je ne restais pas à leur hauteur, ils me renversaient avant de m’assaillir de coup de pied et de me traîner par terre sur une bonne distance. J’avais déjà la chair à vif aux chevilles.
Il faut dire que ces salauds ne m’avaient pas ménagé, lors de ma capture. Je dormais dans ma cachette. Une grotte sur la montagne Shizuoyama, c’est là où je me terrais depuis que ma tête avait été mise à prix. Je ne sais pas comment ils m’avaient pisté, mais ces brutes me sont tombés dessus en pleine nuit, m’ont ficelé, m’ont roué de coups. Ils m’emmenaient maintenant au palais du seigneur Matakushi pour toucher leur prime. Une belle somme, j’espère.
Au sortir du sentier de la forêt, nous avions cheminé sur une piste entourée de rizières, lorsqu’à l’approche d’un bosquet de bambous, il me prit une sorte de rage, comme un vêtement qui gratte, comme de fines coupures sur la peau. J’eus envie de courir dans ce bosquet et d’y tuer tout ce qui s’y trouvait. Le plus étrange fut l’attitude de mes ravisseurs. Il semblait qu’eux aussi ressentaient la même pulsion de violence. Deux d’entre eux avaient commencé à se quereller et les deux autres regardaient le bosquet d’un œil mauvais.
— Je veux aller voir dans ce bosquet, fit le capitaine, un grand baraqué. Vous autres, restez ici avec le prisonnier.
— Je viens aussi, fit son second, un petit maigre malodorant.
Ils accoururent dans les bambous, suivis de mes deux autres gardiens, un rondelet édenté et une brute colossale. Et moi, aussi stupide que cela puisse paraître, plutôt que de m’enfuir, je les suivis. J’étais incroyablement attiré par… je ne sais quoi, mais cela se trouvait là, non loin. Entraîné par ce désir de cogner, je plongeai dans le bosquet de bambous, même si je n’aurais rien pu frapper, ligoté comme je l’étais.
Jamais n’avais-je vu une scène d’une telle violence. L’un avait déjà le bras tranché à l’épaule, l’autre était à genoux et hurlait, tandis que le capitaine et le colosse se préparaient à l’assaut. Leur adversaire, un jeune homme debout, l’air serein, tenait une lame déjà rougie par le sang. Le soleil perçait les feuilles de la canopée et venait saupoudrer son kimono de taches brillantes. Le capitaine dégaina un poignard et fonça sur le jeune homme. Le jeune homme au katana esquiva et prolongea le mouvement de son assaillant de manière à ce que le poignard vienne frapper le colosse en plein visage. Puis le jeune guerrier pivota agilement et trancha la gorge du capitaine d’un coup sec. Ce dernier s’écroula au sol lourdement. Le colosse était à quatre pattes, un fleuve de sang lui giclait du visage. Celui de mes ravisseurs qui hurlait à genoux était maintenant étendu, mort. L’homme au bras tranché se mit à fuir. Le jeune guerrier prit son arc, encocha une flèche, visa lentement puis décocha. La flèche fit un arc de cercle vers le fuyard déjà loin. Elle l’atteignit au mollet. Avec un cri, l’homme trébucha. Il eut à peine le temps de se relever que le jeune guerrier le rattrapa et lui donna un coup de pied dans le dos. Le blessé s’affala. Le guerrier sortit une dague et poignarda sa victime dans le dos. Une fois dans chaque poumon.
Le jeune homme retourna voir le colosse au visage tranché. Toujours à quatre pattes, le sang jaillissant encore de l’entaille, il ne criait plus. C’était plutôt un râle guttural qu’il poussait à chaque expiration. Le jeune guerrier reprit son sabre et lui trancha la tête. Ses adversaires étaient tous morts. Et cela n’avait pas pris deux minutes.
Le jeune guerrier leva son visage vers moi. Des gouttelettes de sang tachaient sa peau pâle, des éclaboussures rougissaient également ses vêtements blancs, et ses mains ensanglantées serraient une épée dégoulinante. Et pourtant, je pouvais lire la peine dans ses yeux. Ainsi que la jeunesse tendre d’un garçon perdu.